Cette rubrique a pour fonction de fédérer vos expériences cliniques d’utilisation du jeu vidéo comme médiation thérapeutique.
Si vous souhaitez partager vos expériences de médiation vous pouvez vous adresser à Michael Stora en remplissant le formulaire suivant de sa présentation clinique.
PRENOM et NOM : Michael Stora
FONCTION : Psychologue
NOM et TYPE D’INSTITUTION : Centre Médico Psychologique pour enfants et adolescents de Pantin
NOM DU JEU VIDEO UTILISE et SUPPORT : ICO sur Playstation 2.
NOMBRE DE PATIENTS : 4
NOMBRE DE SOIGNANTS et TITRES : Un psychologue, deux stagiaires psychologues en M2.
TYPE DE PATHOLOGIE : Etat Limites
TRANCHE D’AGE : 10 à 13 ans
GROUPE OU INDIVIDUEL : GROUPE
DUREE DE LA PRISE EN CHARGE : Une année scolaire. De Septembre à Juin.
THEMATIQUES ABORDEES DANS LE JEU VIDEO : Empathie, figure de mère dépressive, angoisse d’abandon, étayage numérique par le retour de vibration du rythme du cœur de Yorda, Trans générationnel, Conte de fée.
TYPE DE JEU : Action/Aventure
HISTOIRE DU JEU : Incarnez Ico, un jeune garçon injustement enfermé par ses pairs parce qu’il porte des cornes sur la tête. Ico doit s’échapper de sa prison. Rapidement, il découvre Yorda, une autre prisonnière capable de l’aider. L’entraide est au coeur de ce jeu à la poésie omniprésente.
RECIT CLINIQUE :
. Cette histoire reprend les ingrédients des contes de fées. Un enfant pas comme les autres (Ico), une gentille princesse (Yorda), une méchante reine et ses soldats représentés par des ombres sont les différents protagonistes du jeu. Le décor est un château (forteresse vide) dans lequel Ico est emprisonné : né avec des cornes, il a été banni de son village et est enfermé dans un sarcophage. Il parvient à en sortir et rencontre Yorda, la fille de la reine, elle aussi enfermée. Ensemble, ils cherchent à fuir le château et l’armée des ombres de la reine.
La symbolique du jeu est parlante. Comme avatar, Ico est très vite investi par les enfants. Ces derniers étant eux-mêmes en souffrance, ils se vivent souvent comme des
« enfants à cornes », considérés comme diaboliques parce qu’ils sont pris en charge par des services de psychiatrie. Issus de milieux sociaux précaires, soumis à la violence dans leur foyer, ils s’identifient aisément au personnage. Yorda, au teint livide et à la démarche fragile, inspire les enfants de telle sorte qu’ils l’identifient à leur mère, le plus souvent déprimée ou immature. Suivant les cas, les enfants reproduisent avec Yorda la relation qu’ils entretiennent avec leur propre mère : cela se manifeste par de l’empathie ou de l’agressivité. La reine mère, assimilable à une grand-mère dans la vie réelle, a le contrôle absolu sur le château ; elle met en scène de l’aspect transgénérationnel et représente le danger mortifère de vampiriser sa fille Yorda, tandis qu’Ico est tout simplement chargé de sauver Yorda d’une relation fusionnelle avec la reine mère. Les ombres sont les prolongations de la reine mère ; elles tentent d’engouffrer Yorda dans le sol d’où elles apparaissent. Enfin, le château représente aussi bien le cloaque de la reine mère que le ventre maternel d’où va sortir Ico. Ico doit passer à travers des portes de lumière avec Yorda qui l’accompagne tout au long du jeu. C’est grâce à la touche R1 qu’Ico tient la main de Yorda. Le cœur de Yorda bat dans la manette en retour de force. La manette lie représentations et affects en conduisant au sentiment que « Ico, c’est moi ».
Dans ce jeu, l’enfant manipule symboliquement son double narcissique et extériorise ses conflits inconscients. Ainsi, Rachid a tout de suite assimilé la figure de
Yorda à celle de sa mère. Placé dans une famille d’accueil à l’âge de 3 ans et demi, avec sa sœur d’à peine 1 an, Rachid a ce mélange troublant de l’apparence d’un jeune enfant et du regard de quelqu’un qui a vu et vécu des situations le plaçant en empathie avec des adultes en grande souffrance. Sa mère est toxicomane et son père absent, car incarcéré.
C’est justement parce qu’un jour, il a sauvé sa mère d’une overdose d’héroïne en prévenant les voisins, qu’il a été placé en famille d’accueil. C’est un « enfant à tête d’homme » qui s’est retrouvé soignant de sa mère, comme j’en rencontre régulièrement. Ces enfants souffrent de blessures narcissiques majeures, mais restent saufs tant qu’ils occupent une position de soignant. Leur regard d’enfant bienveillant peut prendre des tonalités anxieuses avec humeur dépressive.
J’ai d’abord reçu Rachid en thérapie individuelle. Il avait alors 5 ans et demi et n’avait ni problèmes scolaires ni troubles du comportement. Il connaissait bien le monde des psys qui jonchaient son parcours d’enfant placé. J’avais pour interlocutrices la mère de la famille d’accueil, que j’ai choisi de valoriser, ainsi que la psychologue de l’Aide sociale à l’enfance. Rachid a très vite investi le jeu Ico en devenant la locomotive du groupe d’enfants. Il s’est également investi comme cothérapeute pour aider une petite fille, Leïla, qui exprimait très ouvertement sa souffrance par une très grande agitation motrice. Pour un autre garçon du groupe, dont la mère étouffante souffrait de troubles obsessionnels compulsifs, Yorda était un boulet dans l’avancée du jeu. Au contraire, Rachid, lui, a pris un plaisir intense à faire éviter à Yorda les pièges du jeu et à la conduire hors de la forteresse. Elle était pour lui l’incarnation de sa mère toxicomane, d’autant plus que son teint exsangue facilitait cette projection. Quand je cherchais à faire associer Rachid sur Yorda et sur sa propre mère, c’est-à-dire à trouver des liens entre les personnages du jeu et sa propre histoire, il me répondait par un sourire comme pour me signifier : « Si cela fait plaisir au psychanalyste, pourquoi pas ! » Pourtant il avait toujours le doigt crispé sur la touche R1, celle qui fait tenir à Ico la main de Yorda, au point qu’entre thérapeutes nous avions surnommé Rachid « R1 ».
Chaque enfant avait quinze minutes pour jouer. L’enfant suivant prenait le jeu là où le précédent était parvenu. Lorsque Rachid devait laisser sa place, il exprimait alors, dans sa manière de se comporter, sa panique à l’idée que quelque chose puisse arriver à Yorda. Lors d’une séance, ce fut au tour de Rachid de jouer alors que Yorda et Ico venaient tout juste d’être séparés par la reine mère. Yorda avait tenté d’aider Ico à ne pas tomber dans le vide, mais l’ombre de la reine avait envahi Yorda qui, du coup, avait lâché Ico. Fondu au noir, Ico se retrouva seul sur une plate-forme. Les enfants posèrent aux thérapeutes un flot de questions qui traduisaient leur intense inquiétude : si Yorda était envahie par l’ombre de sa mère, elle allait sûrement devenir « méchante » ? Pour le savoir, il fallait continuer à jouer, l’enjeu n’étant pas de sauver Yorda, mais de sauver sa peau, à travers Ico. Or Rachid, comme désespéré, faisait systématiquement sauter son avatar dans le vide. Suicide virtuel : le jeu semblait ne plus avoir d’intérêt pour lui. Pour la première fois, les autres enfants l’encouragèrent à réussir coûte que coûte. Rachid réussit alors à avancer dans la mission finale, sans pour autant savoir qu’il allait bientôt retrouver Yorda. Le plus intéressant, c’est qu’il fut presque déçu lors des retrouvailles, car il avait eu du plaisir à réussir dans le jeu pour lui-même et non pour sauver Yorda.
Investi par le groupe des enfants et des thérapeutes, Rachid a donc pu adopter une conduite nouvelle. Un enjeu narcissique massif a créé un décentrage de son objectif premier : sauver Yorda. Son corps, auparavant totalement mobilisé du côté de la sauvegarde de Yorda, par la crispation musculaire du doigt sur la touche R1, s’était centré sur une habileté oculo-motrice libératrice. Le regard victorieux, Rachid avait gagné en liberté. Un mois plus tard, la psychologue de l’Aide sociale à l’enfance m’apprit que, pour la première fois, Rachid avait pu dire à sa mère toxicomane qui l’appelait au téléphone, le plus souvent pour se plaindre : « Écoute, maman, tu me déranges, je suis en train de manger, rappelle-moi quand tu iras mieux ! »
Cet exemple traduit l’importance pour certains enfants d’investir l’acte ou l’objet extérieur pour éviter toute infraction de la pensée. La médiation thérapeutique par le jeu vidéo a pleinement réussi à Rachid grâce à la narration du jeu, étalée sur une année, et grâce au groupe lui-même.
D’une manière générale, au bout de quelques mois de pratique, le jeu ainsi que les temps de parole entre enfants et thérapeutes créent ces allers-retours nécessaires entre des moments de vie réelle et ceux du jeu, durant lequel chaque enfant projette selon son histoire et intériorise des affects et expériences motrices qui semblent avoir une valeur thérapeutique. De plus, l’attention conjointe du thérapeute et de l’enfant à l’écran donne à cet objet tiers une valeur d’accélérateur de la relation de transfert.
Un deuxième exemple clinique avec une petite fille de 7 ans, Leïla, montre à quel point le jeu vidéo peut être révélateur d’une manière d’être au monde. Leïla avait été envoyée au centre de Pantin pour des problèmes d’agitation et une difficulté importante dans l’accès à la lecture.
Ce syndrome touche de plus en plus d’enfants, vraisemblablement parce que la lecture de mots exige un travail plus complexe que celle des images, dans lesquelles ils sont baignés. Lire demande en effet de pouvoir se représenter la chose lue en son absence, comme il fallait pouvoir se représenter la mère en son absence. Ce défaut de symbolisation révélerait en définitive une incapacité à « être seul ». Par centration sur soi et sur l’image qu’on donne de soi, par nécessité de se voir dans le regard de l’autre pour exister, ces enfants peuvent être bloqués dans l’apprentissage d’un savoir conceptualisé. La lecture devient alors un enjeu trop massif face à des blessures et à des incomplétudes narcissiques.
Rentrons maintenant dans le détail de l’histoire de Leïla. Elle est fille unique par défaut, sa maman ayant fait onze fausses couches après sa naissance. La mère explique d’ailleurs cette fatalité par des références traditionnelles : ce sont des djinns (démons) qui en seraient responsables… À une reprise, la mère explique qu’une de ses fausses couches aurait été provoquée par Leïla elle-même, celle-ci ayant mis du papier dans ses oreilles jusqu’à se faire saigner et, du coup, fait très peur à sa mère.
Le père est plus jeune que sa femme. Il paraît immature, mais revendique néanmoins sa place d’homme. Issu d’une culture machiste, il a tendance à dévaloriser le point de vue féminin en toutes circonstances. Dans le groupe d’enfants, Leïla apparaît comme un élément perturbateur, à cause de sa grande agitation motrice et de ses angoisses non dissimulées. Rachid, enfant soigneur, investit très vite Leïla comme celle dont il faut s’occuper. Lors d’une séance, alors que Leïla n’arrivait pas à se calmer et à s’asseoir sur sa chaise, Rachid lui dit : « Mais qu’est-ce qui fait que tu parles aussi fort et que tu gesticules autant ? » Cette dernière a répondu : « Il faut bien que je vive ! » Cette phrase résonne encore en moi de par sa théâtralité, mais surtout parce qu’il s’agissait d’un véritable cri du cœur qui faisait de cette fillette la dépositaire de la dépression maternelle. Prise dans son ambivalence, c’est-à-dire dans un double mouvement d’amour et de haine vis-à-vis de la mère « morte » et du cortège macabre des fausses couches, Leïla ne peut que s’attaquer à elle-même (en ayant un comportement qui appelle la sanction).
Il est intéressant de voir de quelle manière Leïla a utilisé le jeu Ico. Dans les premiers temps, elle a eu du mal à s’identifier à un petit garçon, mais elle manipulait bien la manette. Quand Yorda est apparue, les difficultés ont surgi, comme si l’apparition de cette figure maternelle trop identifiée à sa mère faisait que les pulsions de maîtrise de Leïla ne tenaient plus. Sa panique, visible par le manque de coordination main-œil, prit toute son ampleur lorsque sortirent du sol les ombres noires chargées d’engloutir Yorda. Leïla ne parvenait plus à contrôler ses gestes et donc à empêcher l’engloutissement de Yorda. L’angoisse émergeant, le geste virtuel en portait la trace.
La représentation culpabilisée des ombres noires à l’image des fausses couches de sa mère est venue hanter Leïla dans ses repères identificatoires. C’est dire à quel point, grâce à la médiation de ce jeu vidéo en groupe, des effets thérapeutiques différents se sont mis en place suivant les histoires des enfants. On peut dire qu’Ico est un conte de fées interactif pour enfants en manque d’interaction.